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Premier entré

 

Il valait mieux qu’il ne puisse pas sentir l’odeur de l’eau. Enfin, au début. Peu d’expériences sont aussi déroutantes que de nager sous l’eau en pleine nuit. Par chance, les concepteurs du scooter sous-marin étaient eux-mêmes plongeurs et le savaient. L’engin était un peu plus long que la taille de Kelly. En fait, il s’agissait d’une torpille modifiée, avec divers accessoires permettant à un homme de la piloter et d’en contrôler la vitesse, la transformant en sous-marin de poche, même si l’aspect évoquait plutôt un avion dessiné par un enfant. Les « ailes » – les nageoires, plutôt – étaient actionnées à la main. Il y avait une jauge de profondeur, un inclinomètre, un ampèremètre pour la batterie et bien sûr l’indispensable compas magnétique. Le moteur électrique et les batteries avaient été conçus à l’origine pour propulser l’engin à haute vitesse en plongée, sur une distance de dix mille mètres. À vitesse lente, il pouvait aller bien plus loin. Dans ce cas en effet, il avait une autonomie de cinq à six heures à cinq nœuds – et même plus, si les mécaniciens de l’Ogden avaient dit vrai.

Cela ressemblait curieusement au vol à bord du C-141. Le ronronnement des deux hélices était quasiment inaudible à quelque distance mais les oreilles de Kelly étaient à deux mètres d’elles à peine, et le gémissement aigu le faisait déjà grimacer derrière son masque. C’était dû en partie à tout le café qu’il avait ingurgité. Il devait rester en permanence aux aguets et il avait assez de caféine dans l’organisme pour ressusciter un mort. Tant de choses à surveiller. Il y avait le trafic fluvial. Entre les transbordages de munitions pour les batteries de triple-A et la version viêt de l’ado traversant pour rejoindre sa petite amie, ce n’étaient pas les petits bateaux qui manquaient dans le secteur. Heurter l’une de ces embarcations pouvait entraîner diverses conséquences plus ou moins immédiates, mais toujours fatales. Pour ajouter à la perversité, la visibilité était presque nulle, de sorte que Kelly savait assumer qu’il n’aurait pas plus de deux ou trois secondes pour éviter un obstacle quelconque. Il se maintenait du mieux possible dans l’axe du chenal. Toutes les trente minutes, il ralentissait et sortait la tête hors de l’eau pour se repérer. Il n’y avait aucune activité notable. Il ne restait plus guère de centrales électriques dans le pays et, sans lumières pour lire, voire alimenter un poste de radio, l’existence des gens ordinaires était aussi primitive qu’elle était bestiale pour leurs ennemis. Tout cela était vaguement triste. Kelly n’avait pas l’impression que le peuple vietnamien fût par nature plus belliqueux qu’un autre mais enfin, on était en guerre, et leur comportement, comme il avait pu le constater, était loin d’être exemplaire. Il fit le point et replongea, évitant avec soin de descendre plus bas que trois mètres. Il avait entendu parler d’un plongeur qui était mort à la suite d’une remontée trop rapide après être resté pressurisé plusieurs heures par seulement cinq mètres de fond, et il n’avait pour sa part aucune envie de rééditer l’expérience.

Le temps s’écoulait au ralenti. De temps à autre, la couverture nuageuse se dissipait et la lumière d’un quartier de lune soulignait les gouttes de pluie à la surface de l’eau, frêles cercles noirs s’étendant avant de disparaître sur l’écran bleu spectral, dix pieds au-dessus de sa tête. Puis les nuages se refermaient et il ne voyait plus qu’un toit gris sombre tandis que le crépitement des gouttes rivalisait avec le grondement infernal des hélices. Un autre risque était celui des hallucinations. Kelly avait un esprit actif, or il se retrouvait dans un environnement dépourvu de stimuli. Pire, son corps était trompé. Il était dans un état de quasi impesanteur, sans doute comme on devait l’être in utero, et le confort même de l’expérience était dangereux. Son esprit pouvait réagir en se réfugiant dans le rêve et cela, il ne pouvait se le permettre. Kelly mit au point une stratégie qui consistait à scruter des yeux ses instruments rudimentaires, à s’inventer de petits jeux, comme de maintenir son engin parfaitement horizontal sans se servir de l’inclinomètre, mais cela s’avéra impossible. Le vertige que connaissaient les aviateurs se produisait ici bien plus vite qu’en l’air, et il découvrit qu’il ne pouvait tenir plus de quinze ou vingt secondes avant de recommencer à s’incliner et descendre. De temps à autre, il effectuait un tour complet sur lui-même, histoire de changer, mais pour l’essentiel il faisait alterner son regard entre les eaux et les instruments, répétant sans arrêt le processus jusqu’à ce qu’à son tour, il s’avère dangereusement monotone. Seulement deux heures de trajet, devait-il se répéter pour garder sa concentration – mais il ne pouvait pas se concentrer sur une seule chose, ou même deux. Il avait beau se sentir à l’aise, tous les êtres humains dans un rayon de cinq kilomètres n’avaient qu’une seule envie, mettre un terme à son existence. Ces gens vivaient ici, ils connaissaient le terrain et le fleuve, les bruits et le paysage. Et ce pays, leur pays, était en guerre, où l’inhabituel est synonyme de danger et d’ennemi. Kelly ignorait si le gouvernement offrait une prime pour les Américains capturés morts ou vifs, mais il devait bien y avoir quelque chose comme ça. Les gens travaillaient dur pour gagner une récompense, surtout quand elle s’associait au patriotisme. Kelly se demanda comment on en était arrivé là. Non que cela eût une quelconque importance. Ces gens-là étaient des ennemis. Rien ne changerait de sitôt cet état de fait. Et sûrement pas dans les trois jours, qui était l’avenir le plus lointain envisagé par Kelly. S’il devait exister quelque chose au-delà, il devait faire comme s’il n’en était rien.

Sa prochaine halte programmée était à un méandre en fer à cheval. Kelly ralentit le scooter et haussa la tête avec précaution. Du bruit sur la rive nord, à une centaine de mètres. Le son portait sur l’eau. Des voix masculines s’exprimant dans une langue dont les intonations, quelque part, lui avaient toujours semblé poétiques – mais devenaient rapidement horribles quand elles exprimaient la colère. Comme tous les gens, supposa-t-il, en prêtant l’oreille une dizaine de secondes. Il redescendit, surveillant le changement de cap au compas alors qu’il suivait la courbe du méandre. Quelle étrange intimité, même si elle n’avait duré que dix secondes. De quoi parlaient-ils ? De politique ? Sujet ennuyeux en pays communiste. D’agriculture, qui sait ? De la guerre ? Peut-être, car les voix étaient assourdies. L’Amérique tuait un assez grand nombre de jeunes gens de ce pays pour qu’ils aient de bonnes raisons de nous détester, songea Kelly, et la perte d’un fils n’était sans doute guère différente ici que chez lui. Ils pouvaient ainsi narrer combien ils étaient fiers de leur garçon abattu par un soldat – carbonisé au napalm, démembré par une mitrailleuse ou pulvérisé par une bombe ; les nouvelles devaient finir par arriver d’une manière ou d’une autre, y compris sous forme de mensonges, ce qui revenait au même –, mais dans chaque cas, ce devait être un enfant qui avait fait un jour son premier pas et dit « papa » dans sa langue maternelle. Mais certains de ces mêmes enfants avaient été élevés pour suivre FLEUR EN PLASTIQUE, et il ne regrettait pas de les tuer. La conversation qu’il avait entendue paraissait tout à fait humaine, bien qu’il ne puisse la comprendre, et alors, mine de rien, surgit la question : qu’est-ce qu’ils avaient de différent ?

Bien sûr qu’ils sont différents, connard ! Laisse ces scrupules aux hommes politiques. Poser ce genre de questions le distrayait du fait concret qu’il y avait vingt types comme lui en amont du fleuve. Il pesta mentalement et se concentra de nouveau sur le pilotage de sa torpille.

 

*

 

Peu de choses distrayaient le pasteur Charles Meyer de la préparation de ses sermons hebdomadaires. C’était peut-être la partie la plus importante de son ministère, dire aux gens ce qu’ils avaient besoin d’entendre d’une manière claire et concise, parce que ses ouailles ne le voyaient qu’une fois par semaine, sauf accident – et quand survenait un accident grave, il devait leur offrir le refuge d’une foi solidement ancrée s’il voulait que sa sollicitude et ses conseils particuliers soient réellement efficaces. Meyer était prêtre depuis trente ans, toute sa vie d’adulte, et l’éloquence naturelle était l’un de ses dons que des années de pratique lui avaient permis de polir au point qu’il était capable de choisir un passage des Écritures et de le développer en leçon de morale parfaitement ciblée. Le révérend Meyer n’était pas un homme sévère. Son message de foi était tout d’amour et de miséricorde. Il était prompt à sourire et à plaisanter, et même si ses sermons étaient, par nécessité, une affaire sérieuse, car le salut était la plus sérieuse des ambitions de l’homme, c’était sa tâche, estimait-il, de souligner la nature authentique de Dieu Amour. Miséricorde. Charité. Rédemption. Pour Meyer, son existence tout entière était consacrée à aider les gens à revenir après une crise d’oubli, à embrasser de nouveau malgré le rejet. Une tâche d’une telle importance méritait qu’il y consacrât une partie de son temps.

— Bienvenue parmi nous, Doris, dit Meyer en pénétrant dans la maison de Ray Brown. Homme de taille moyenne, sa tête massive aux cheveux gris lui donnait un air imposant et érudit. Il prit les deux mains de la jeune femme entre les siennes, avec un sourire chaleureux. Nos prières ont été exaucées.

Nonobstant ses airs compatissants, la rencontre s’annonçait délicate pour les trois participants. Doris avait péché, sans doute gravement. Meyer en était conscient mais tâchait de ne pas insister d’une manière intransigeante. L’essentiel était que l’enfant prodigue fût revenu, et si Jésus avait eu besoin d’une seule raison pour justifier Son séjour sur terre, cette parabole la résumait en quelques versets. Toute la chrétienté en une seule histoire : quelle que soit la gravité des erreurs commises, ceux qui avaient le courage de revenir seraient toujours les bienvenus.

Père et fille étaient assis l’un à côté de l’autre sur le vieux canapé bleu, Meyer était à leur gauche dans un fauteuil. Trois tasses de thé étaient disposées sur la table basse. Le thé était le breuvage tout indiqué pour un moment pareil.

— Je suis surpris de te voir en si bonne forme, Doris. Il sourit, dissimulant son désir éperdu de mettre la jeune fille à l’aise.

— Merci, pasteur.

— Ça a été dur, n’est-ce pas ?

D’une voix soudain crispée :

— Oui.

— Doris, nous commettons tous des erreurs. Dieu nous a créés imparfaits. Tu dois l’accepter et tu dois en permanence essayer de t’améliorer. Nous n’y réussissons pas toujours – mais toi, tu as réussi. Tu es de retour. Le mal est derrière toi, et avec un petit effort, tu pourras l’y laisser à jamais.

— Je le ferai, dit-elle avec détermination. Je le ferai vraiment. J’ai vu… et fait… des choses tellement affreuses…

Meyer était un homme difficile à choquer. Les prêtres ont pour métier d’écouter des histoires évoquant la réalité de l’enfer, car les pécheurs ne pouvaient accepter le pardon que lorsqu’ils étaient capables de se pardonner eux-mêmes, une tâche qui exigeait toujours une oreille compatissante et une voix calme emplie d’amour et de raison. Mais ce qu’il entendit alors le choqua vraiment. Il essaya de rester parfaitement impassible. Par-dessus tout, il essaya de se rappeler que ce qu’il entendait appartenait effectivement au vécu de sa paroissienne affligée, alors qu’en l’espace de vingt minutes il apprit des choses dont il n’avait même jamais rêvé, des choses surgies d’un autre temps, celui où il servait comme jeune aumônier militaire en Europe. Il y avait un démon dans la Création, une chose à laquelle sa Foi l’avait préparé, mais le visage de Lucifer n’était pas fait pour les yeux non protégés des hommes – et certainement pas pour ceux d’une jeune fille qu’un père en colère avait malencontreusement égarée à un âge tendre et vulnérable.

Cela ne fit qu’empirer. La prostitution était déjà quelque chose d’horrible. Les dégâts qu’elle occasionnait chez les jeunes femmes pouvaient durer toute la vie, et il fut heureux d’apprendre que Doris consultait le docteur Bryant, un praticien merveilleusement doué à qui il avait déjà adressé deux de ses ouailles. Durant plusieurs minutes, il partagea la souffrance et la honte de Doris, tandis que son père lui tenait courageusement la main, en refoulant ses larmes.

Puis on passa à la drogue, son usage d’abord, puis son recel pour d’autres, des gens nuisibles. Elle était toujours absolument sincère, tremblante, les yeux ruisselant de larmes, confrontée à un passé à faire défaillir le cœur le plus endurci. Puis vint le récit des sévices sexuels, et enfin le pire.

Cela devint tout à fait concret pour le pasteur Meyer. Doris semblait se souvenir de tout – rien d’étonnant. Il faudrait tout le métier du docteur Bryant pour enfouir cette horreur dans le passé. Elle raconta son histoire comme si c’était un film, ne laissant apparemment rien dans l’ombre. C’était quelque chose de salutaire de tout déballer ainsi au grand jour. Salutaire pour Doris. Et même pour son père. Mais cela faisait fatalement de Charles Meyer le réceptacle de l’horreur dont les autres cherchaient à se débarrasser. Des vies avaient été perdues. Des vies innocentes – les vies de victimes, deux jeunes filles guère différentes de celle qu’il avait devant lui, assassinées d’une façon digne de…

— Le geste que tu as fait pour Pam, ma chère enfant, c’est l’un des actes les plus courageux qu’il m’ait été donné d’entendre, dit le pasteur d’une voix calme, quand tout fut terminé. Lui était aussi ému aux larmes. C’était Dieu, Doris. C’était Dieu qui agissait par tes mains et te révélait la bonté de ton caractère.

— Vous croyez ? demanda-t-elle, incapable soudain de retenir ses sanglots.

Il fallait maintenant qu’il bouge et c’est ce qu’il fit, s’agenouillant devant père et fille, prenant leurs mains entre les siennes.

— Dieu t’a visitée, et il t’a sauvée, Doris. Ton père et moi avons prié pour cet instant. Tu es revenue et tu ne commettras plus jamais de tels actes. Le pasteur Meyer ne pouvait pas savoir ce qu’on ne lui avait pas dit, les choses que Doris avait délibérément passées sous silence. Il savait qu’un médecin de Baltimore et une infirmière avaient rendu à sa paroissienne la santé physique. Il ignorait comment Doris en était arrivée là, il supposa qu’elle s’était échappée, comme avait presque réussi à le faire l’autre fille, Pam. Tout comme il ignorait que le docteur Bryant avait reçu l’avertissement de garder pour elle toutes ces informations. Quelle importance, d’ailleurs. Il restait d’autres filles aux mains de ce Billy et de son ami Rick. De même qu’il avait consacré sa vie à priver d’âmes Lucifer, de même avait-il le devoir de priver ces monstres de leurs corps. Il devait être prudent. Une conversation comme celle-ci était un privilège au plein sens du terme. Il pouvait conseiller à Doris d’informer la police, même s’il ne pourrait jamais l’y forcer. Mais en tant que citoyen, et homme de Dieu, il avait certainement quelque chose à faire pour venir en aide à ces autres jeunes filles. Quoi au juste, il n’était pas sûr. Il faudrait qu’il interroge son fils, jeune sergent dans la police municipale de Pittsburgh.

 

*

 

Là. Kelly avait glissé la tête hors de l’eau, juste assez pour dévoiler ses yeux. Des deux mains, il saisit le bonnet de caoutchouc pour l’ôter, dégageant ses oreilles pour mieux percevoir les sons environnants. Il régnait toutes sortes de bruits. Crissements d’insectes, battements d’ailes de chauves-souris et, couvrant tout, la pluie qui tombait en fine averse pour l’instant. Au nord, des ténèbres que ses yeux accoutumés à l’obscurité commençaient à pénétrer. « Sa » colline était là, à quinze cents mètres derrière une autre, plus basse. Il savait, par les photos aériennes, qu’il n’y avait aucune habitation entre l’endroit où il se trouvait et son objectif. Une route passait à cent mètres à peine, absolument déserte. Le calme était tel qu’il aurait sûrement détecté le moindre bruit de moteur. Il n’y en avait aucun. C’était le moment.

Kelly rapprocha le scooter de la rive. Il choisit d’aborder sous des arbres en surplomb qui le dissimuleraient mieux. Son premier contact physique avec le sol du Nord-Viêt-Nam avait quelque chose d’électrique. La sensation passa bientôt. Kelly se débarrassa de la combinaison de plongée, la tassant dans le conteneur étanche du scooter remonté à la surface. Il enfila rapidement son treillis camouflé. Les semelles de ses bottes de jungle reproduisaient celles des ANV, au cas où l’on remarquerait des traces de pas sortant de l’ordinaire. Ensuite, il se camoufla le visage avec du maquillage, vert foncé sur le front, les pommettes, la mâchoire, et de couleurs plus claires sous les yeux et au creux des joues. Une fois son barda sur le dos, il remit en route les moteurs électriques du scooter. L’engin gagna le milieu du fleuve et, ses chambres de flottaison désormais ouvertes, alla par le fond. Kelly dut faire un effort pour ne pas le regarder s’éloigner. Ça portait la poisse, se rappela-t-il, de regarder l’hélico quitter la ZA. Ça trahissait le manque de détermination. Kelly regagna la terre ferme, prêtant l’oreille à un éventuel véhicule sur la route. N’en entendant aucun, il escalada la berge et traversa aussitôt le chemin gravillonné pour disparaître dans l’épais feuillage et gravir d’un pas lent mais décidé la première colline.

Les gens d’ici coupaient du bois pour faire la cuisine. C’était ennuyeux – ne risquaient-ils pas de sortir en couper demain matin ? – mais bien pratique aussi, car cela lui permettait de progresser plus vite et plus silencieusement. Il marchait voûté, attentif, regardant où il mettait les pieds, l’œil aux aguets, l’oreille tendue, surveillant en permanence les alentours à mesure qu’il progressait. Il tenait sa carabine à la main. Son pouce tâta le sélecteur placé sur le cran de sûreté. Une balle était engagée dans la chambre. Il l’avait déjà vérifié. Le maître-mécanicien de la Navy lui avait préparé son arme dans les règles et il pourrait comprendre que Kelly ait voulu s’en assurer visuellement, mais s’il y avait une chose dont il désirait s’abstenir, c’était bien de tirer une seule balle de sa CAR-15.

Gravir la première colline lui prit une demi-heure. Kelly s’arrêta au sommet, après avoir trouvé un endroit dégagé pour regarder et écouter. Il était bientôt trois heures du matin, heure locale. Les seuls individus encore éveillés l’étaient par obligation et ils ne devaient pas trop l’apprécier. L’organisme était assujetti à un cycle circadien et à ces petites heures de la nuit, les fonctions corporelles étaient au plus bas.

Rien.

Kelly reprit sa progression, descendant la colline. En bas coulait un ruisseau qui se jetait dans le fleuve. Il en profita pour emplir une de ses gourdes, puis y ajouta une pastille purificatrice. À nouveau, il tendit l’oreille car les sons se propageaient idéalement au fond des vallées en suivant les cours d’eau. Toujours rien. Il leva les yeux et contempla « sa » colline, masse grise sous le ciel nuageux. La pluie redoubla alors qu’il entamait l’ascension. Peu d’arbres avaient été coupés ici, ce qui était logique car la route passait bien plus loin. La pente était un peu trop escarpée pour être cultivée et vu la proximité de la zone alluviale, il estima pouvoir s’attendre à un minimum de visiteurs. C’est sans doute pourquoi VERT-DE-GRIS avait été installé ici, se dit-il. Il n’y avait rien alentour pour attirer vraiment l’attention. Cela valait dans les deux sens.

À mi-hauteur, son regard embrassa pour la première fois le camp de prisonniers. C’était un espace dégagé en pleine forêt. Il n’aurait su dire si le site était déjà une prairie à l’origine ou si les arbres avaient été abattus pour une raison ou pour une autre. Un embranchement de la route longeant le fleuve montait directement depuis l’autre flanc de « sa » colline. Kelly aperçut un éclat lumineux provenant de l’une des tours de guet – quelqu’un avec une cigarette, sans aucun doute. Les gens n’apprenaient-ils donc jamais ? Il fallait parfois des heures avant que votre vision nocturne soit vraiment efficace et cela pouvait suffire à la ruiner. Kelly détourna le regard pour se concentrer de nouveau sur la fin de l’ascension, contournant les fourrés, cherchant les passages dégagés où son uniforme ne risquait pas de frotter contre les branches ou les feuilles et de provoquer un bruit mortel. Ce fut presque une surprise quand il déboucha au sommet.

Il s’assit quelques instants, se forçant à rester parfaitement immobile, écoutant, surveillant encore une fois les alentours avant d’entreprendre son examen du camp. Il trouva un endroit idéal, sept ou huit mètres en dessous de la crête. Le flanc opposé de la colline était raide et un grimpeur non averti ne manquerait pas de faire du bruit. Depuis son poste, sa silhouette ne risquait pas de se découper sur le ciel pour un observateur en contrebas car il s’était installé exprès au milieu des fourrés. Ce serait son poste sur la colline. Il glissa la main dans une poche intérieure et sortit l’un de ses émetteurs-récepteurs.

— SERPENT appelle CRICQUET, à vous.

— SERPENT, ici CRICQUET, je vous copie cinq sur cinq, répondit l’un des radios installé dans le camion de communications garé sur le pont de l’Ogden.

— Sur site, entame surveillance. À vous.

— Bien copié. Terminé.

Le radio leva les yeux vers l’amiral Maxwell. La phase deux de l’opération VERT BUIS était désormais achevée.

 

La phase trois commença aussitôt. Kelly sortit de leur étui les jumelles 7 × 50 de marine et commença son examen du camp. Il y avait des gardes sur les quatre tours ; deux d’entre eux fumaient. Cela devait vouloir dire que leur officier était endormi. L’armée nord-vietnamienne avait une discipline stricte et punissait sévèrement les infractions – la mort n’était pas un châtiment rare même pour des fautes mineures. Une seule voiture était là, garée comme de juste près du bâtiment qui devait abriter les officiers du camp. Il n’y avait aucune lumière et aucun bruit. Kelly essuya la pluie de ses yeux et vérifia la mise au point des deux oculaires avant d’entamer sa surveillance. Bizarrement, il avait l’impression d’être de retour à la base des Marines de Quantico. La similitude d’angle et de perspective était déroutante. Il semblait exister quelques différences mineures dans les bâtiments mais l’obscurité pouvait en être la cause, ou peut-être un léger changement de couleur. Non, se rendit-il compte. C’était la cour, le terrain de manœuvre – quel que soit le nom qu’on lui donnait ici. Il n’y avait pas un brin d’herbe. Sa surface était plate et nue, comme l’argile rouge de cette région. La différence de teinte et l’absence de texture donnaient aux bâtiments un cadre légèrement autre. Le matériau de couverture différait mais la pente était identique. On se croyait quand même à Quantico et avec de la chance, la bataille réelle se terminerait aussi bien que les exercices. Kelly s’installa, s’allouant une gorgée d’eau. Elle avait l’insipidité distillée de la flotte recyclée à bord des sous-marins : propre, étrangère, comme lui-même en cet endroit.

À quatre heures moins le quart, il avisa quelques lumières dans les baraquements, lueurs jaunes vacillantes, comme des chandelles. La relève de la garde, peut-être. Les deux soldats des miradors les plus proches de lui s’étirèrent et se mirent à deviser tranquillement. Kelly percevait tout juste le murmure de la conversation, sans distinguer les mots. Ils s’ennuyaient. C’était le service qui voulait ça. Sans doute râlaient-ils, mais pas tant que ça. Cette affectation était bien préférable à la piste Hô Chi Minh à travers le Laos et on avait beau être patriote, seul un imbécile goûterait une telle perspective. Ici, ils avaient à surveiller une vingtaine de bonshommes, bouclés dans des cellules individuelles, peut-être enchaînés aux murs ou, en tout cas, entravés, avec autant de chances de s’évader du camp que Kelly en avait de marcher sur l’eau – et même s’ils réussissaient cet improbable exploit, où iraient-ils ? Des Blancs d’un mètre quatre-vingts dans un pays de petits hommes jaunes, dont pas un ne lèverait le petit doigt pour les aider. Le pénitencier fédéral d’Alcatraz ne pourrait pas être plus sûr que cette prison-ci. Donc, les gardes avaient trois revues quotidiennes et une tâche bien ennuyeuse qui émoussait leurs sens.

Bonne nouvelle, se dit Kelly. Continuez à vous ennuyer, les mecs.

Les portes du baraquement s’ouvrirent. Huit hommes en sortirent. Pas de sous-officier en tête du détachement. Intéressant, et marquant une désinvolture surprenante pour l’ANV. Par groupes de deux, les hommes se dirigèrent vers les tours. Dans chaque cas, la relève escalada le mirador avant que l’équipe en faction ne soit descendue, ce qui était prévisible. On échangea quelques remarques, et les soldats relevés redescendirent. Deux d’entre eux allumèrent une cigarette avant de retourner dans le baraquement, s’arrêtant pour bavarder à l’entrée. Tout cela respirait la routine confortable et à peu près normale, conduite par des hommes qui accomplissaient la même tâche depuis des mois.

Minute. Deux d’entre eux boitaient, remarqua Kelly. Des anciens combattants. C’était à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. Les gens avec l’expérience du combat étaient simplement différents. Que vienne l’heure de l’action et ils réagiraient bien, c’était probable. Même sans un entraînement récent, leur instinct reprendrait le dessus, et ils essaieraient de riposter avec efficacité malgré l’absence de chef – mais étant d’anciens combattants, ils seraient également plus ramollis, dédaigneux de leur tâche, même si c’était une bonne planque, privés de cette ardeur un peu maladroite des jeunes recrues. Comme toutes les épées, celle-ci était à double tranchant. Dans l’un et l’autre cas, le plan d’attaque en tenait compte. Tuez les gens sans prévenir et leur entraînement devient un point mineur, ce qui réduisait bougrement les risques.

Toujours est-il que cette supposition était erronée. Les troupes chargées de garder les prisonniers de guerre n’étaient en général pas des troupes d’élite. Or, ces hommes étaient pour le moins des combattants, même s’ils avaient subi des blessures qui les avaient relégués à l’arrière. D’autres erreurs ? se demanda Kelly. Apparemment non.

Son premier message radio significatif était une simple expression codée qu’il émit en Morse.

 

*

 

— COUP FACILE, monsieur. Le technicien des communications émit un accusé de réception.

— Bonne nouvelle ? s’enquit le capitaine Franks.

— Le message indique que tout va comme prévu, rien de spécial, répondit l’amiral Podulski. Maxwell était allé faire un somme. Cas ne dormirait pas jusqu’à ce que la mission soit achevée. Notre ami Clark l’a émis pile à l’heure.

 

*

 

Le colonel Glazov n’appréciait pas plus que ses homologues occidentaux de travailler le week-end, surtout lorsque c’était parce que son adjoint administratif avait rangé son rapport sur la mauvaise pile. Au moins le garçon avait-il reconnu son erreur, et appelé aussitôt son chef à son domicile pour l’en avertir. Glazov ne pouvait guère que le réprimander pour cette négligence, tout en étant bien forcé de louer l’honnêteté et le sens du devoir de ce garçon. Il quitta sa datcha pour Moscou à bord de sa voiture particulière, trouva une place derrière l’immeuble et se soumit aux pénibles procédures du contrôle d’accès avant de monter par l’ascenseur. Puis il dut rouvrir son bureau et faire demander les bons documents aux Archives centrales, ce qui, là aussi, prenait plus de temps que d’habitude en ce jour de congé. Bref, parvenir simplement au point où il pouvait examiner le satané dossier exigea deux bonnes heures depuis le coup de téléphone intempestif qui avait mis en route le processus. Le colonel signa les documents et regarda s’éloigner l’employé des archives.

— Bloody hell, jura le colonel en anglais, enfin seul dans son bureau du troisième étage. CASSIUS avait un ami au Service de Sécurité nationale de la Maison Blanche ? Pas étonnant que certaines de ses informations aient été aussi bonnes – bonnes au point d’amener Georgi Borissovitch à faire un saut à Londres en avion pour confirmer le recrutement. Le haut responsable du KGB n’avait plus qu’à s’en prendre à lui-même. CASSIUS avait gardé pour lui cet élément d’information, se doutant peut-être qu’il tenait là le moyen de faire pression sur son supérieur hiérarchique. L’agent de liaison, le capitaine Yegorov, avait admis le tout sans sourciller – il avait intérêt – et décrit avec force détails ce premier contact.

« Vert buis », dit Glazov. Un simple nom de code pour l’opération, choisi sans raison particulière, selon la tradition américaine. La question suivante était de savoir s’il convenait ou non de transmettre l’information aux Vietnamiens. Cela constituait une décision politique, et qu’il convenait de prendre au plus vite. Le colonel décrocha son téléphone et composa le numéro de son supérieur immédiat qu’il trouva lui aussi à son domicile, et aussitôt, lui aussi, d’une humeur massacrante.

 

*

 

Le lever du soleil était un instant équivoque. La couleur des nuages passa du gris ardoise au gris fumée alors que quelque part au-dessus l’astre du jour manifestait sa présence, même si, au niveau du sol, il faudrait encore l’attendre, jusqu’à ce que la zone de basses pressions ait dérivé vers le nord et la Chine – c’est du moins ce que déclarait le bulletin météo. Kelly consulta son chrono, récapitulant mentalement chaque phase. L’effectif des gardes était de quarante-quatre hommes, plus quatre officiers – et peut-être un ou deux cuistots. Tous, hormis les huit de garde sur les miradors, se rassemblèrent juste après l’aube pour la séance de gymnastique. Bon nombre avaient du mal à faire leurs exercices matinaux et l’un des officiers, un capitaine, d’après ses épaulettes, sautillait avec une canne – et il était également invalide d’un bras, à voir comment il s’en servait. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? se demanda Kelly. Un sous-off estropié et de mauvaise humeur passait en revue les soldats, les engueulant sur un ton qui dénotait de longs mois de pratique. Derrière ses jumelles, Kelly observa les expressions des hommes dans son sillage. Cela donnait aux gardes nord-vietnamiens une qualité humaine dont il aurait préféré pouvoir faire abstraction.

L’exercice matinal dura une demi-heure. Lorsqu’il fut terminé, les soldats rentrèrent pour la boustifaille, retrouvant leur allure manifestement désinvolte et tout sauf réglementaire. Les gardes des miradors passaient l’essentiel de leur temps à surveiller l’intérieur du périmètre, comme prévu, le plus souvent accoudés. Il ne devait pas y avoir de balle engagée dans la culasse de leurs armes, mesure de sécurité logique qui jouerait contre eux cette nuit ou la nuit prochaine, en fonction du temps. Kelly examina une fois encore les alentours. Inutile pour lui de trop se polariser sur l’objectif. Il allait rester immobile, alors même qu’un jour gris s’était levé, mais il pouvait toujours tourner la tête pour écouter et regarder. Repérer le motif des chants d’oiseaux, s’y accoutumer de manière à noter aussitôt le moindre changement. Il avait enroulé une étoffe verte autour du canon de son arme, mis un béret pour diluer le contour de sa tête au milieu des fourrés et s’était peinturluré le visage ; tout cela contribuait à le rendre invisible, le fondre dans cet environnement chaud et humide que… enfin merde, quelle idée d’aller se battre pour un endroit pareil ? Il sentait déjà des insectes grouiller sur sa peau. Le plus gros de leurs troupes avait été chassé par le produit répulsif non parfumé qu’il avait bombé alentour.

Mais pas tous, et la sensation de ces bestioles lui rampant dessus était aggravée à l’idée que tout geste brusque lui était interdit. Il n’y avait pas de risques mineurs dans un endroit tel que celui-ci. Il avait oublié tant de choses. L’entraînement, c’était très bien, et utile, mais il était toujours loin de vous préparer totalement. Rien ne remplaçait la présence du danger réel, ce léger accroissement du rythme cardiaque qui pouvait vous épuiser même quand vous restiez immobile. On ne l’oubliait jamais mais on ne s’en souvenait jamais vraiment non plus complètement.

Se nourrir, reprendre des forces. À tâtons, il glissa doucement la main dans une poche, en ressortit deux barres vitaminées. Pas le genre de truc qu’il aurait mangé d’habitude, mais à présent, c’était vital. Il déchira avec les dents leur emballage en plastique et les mastiqua lentement. L’énergie procurée par la barre était sans doute aussi psychologique que réelle, mais l’un et l’autre facteur avaient leur utilité, car son corps devait affronter à la fois l’épuisement et le stress.

À huit heures, nouvelle relève de la garde. Les soldats relevés entrèrent dans le bâtiment pour bouffer. Deux hommes allèrent se poster à la porte, déjà las avant d’arriver, pour surveiller la route et guetter des véhicules qui ne viendraient sans doute jamais jusqu’à ce camp perdu. Plusieurs détachements se formèrent pour accomplir des corvées manifestement aussi vaines pour Kelly que pour ceux qui les accomplissaient avec stoïcisme et sans trop se presser.

 

*

 

Le colonel Grichanov se leva juste après huit heures. Il avait veillé tard la nuit précédente, et bien qu’il eût prévu de se lever tôt, il venait de constater amèrement que son réveil mécanique avait finalement rendu l’âme, rongé de rouille par ce climat détestable. Huit heures dix, nota-t-il en consultant sa montre d’aviateur. Merde. Pas de course à pied matinale. Il ferait bientôt beaucoup trop chaud, sans compter que la pluie était partie pour tomber toute la journée. Il se prépara un pot de thé sur un petit réchaud de campagne. Pas de journal du matin à lire – comme d’habitude. Pas un résultat de foot. Pas de critique de la dernière création de ballet. Rien de rien dans ce putain de coin lamentable pour le distraire un peu. Si importante que soit sa mission, il avait besoin de distraction, comme n’importe qui. Et même pas une plomberie décente. Il avait fini par s’y faire mais ce n’était pas une consolation. Dieu, pouvoir rentrer chez soi, entendre à nouveau des gens parler sa langue natale, se retrouver dans un milieu éduqué où l’on avait des sujets de conversation. Grichanov fronça les sourcils en se rasant devant sa glace. Encore des mois à tirer, et il râlait comme un seconde classe, un putain de troufion. Il était censé avoir plus de jugeote.

Son uniforme avait besoin d’un coup de fer. L’humidité attaquait les fibres du coton, transformant sa tunique, d’habitude impeccable, en pyjama informe et il en était déjà à sa troisième paire de chaussures, remarqua-t-il en sirotant son thé tout en parcourant les notes de l’interrogatoire de la veille. Service service… et il était déjà en retard. Il essaya d’allumer une cigarette mais l’humidité avait également bouffé ses allumettes. Enfin, il avait toujours son réchaud. Où avait-il fourré son briquet… ?

Enfin, il y avait des compensations, si l’on peut dire. Les soldats vietnamiens le traitaient avec respect, presque avec crainte – hormis le commandant du camp, ce salaud d’incapable de commandant Vinh. La courtoisie à l’égard d’un camarade socialiste allié exigeait de fournir à Grichanov une ordonnance, en l’occurrence un jeune paysan ignare, borgne et rabougri tout juste bon à faire son lit et lui porter son bol de tambouille tous les matins. Le colonel pouvait sortir avec l’assurance que sa chambre serait à peu près propre à son retour. C’est qu’il avait du boulot. C’était important, ça le stimulait professionnellement. Mais il aurait tué pour avoir son Sovietskiy Sport matinal.

 

*

 

— Bonjour, Ivan, murmura Kelly, pour lui-même. Il n’avait même pas besoin de prendre les jumelles. La taille était différente – l’homme dépassait le mètre quatre-vingts – et son uniforme était bien plus soigné que ceux portés par les Viêts. Les jumelles lui révélèrent ses traits, le visage pâle, les joues rubicondes, l’air renfrogné devant la journée qui s’annonçait. Il fit signe à un petit seconde classe posté à la porte du quartier des officiers. Son ordonnance. Un colonel russe en visite aimait avoir son petit confort, pas vrai ? Sans conteste, un pilote, au vu des ailes sur la poche du blouson, et une belle brochette de rubans. Tout seul ? Kelly était étonné. Un seul officier russe pour aider à torturer les prisonniers ? Bizarre si l’on y réfléchissait. Mais cela voulait dire aussi qu’il n’y aurait qu’un élément étranger à tuer et, sans être grand clerc en politique, Kelly savait que tuer des Russes n’aiderait personne. Il regarda le Russe traverser le terrain d’exercice. Puis, l’officier vietnamien déjà visible, un commandant, vint à sa rencontre. Encore un traîne-la-patte, nota Kelly. Le petit commandant salua le grand colonel.

 

*

 

— Bonjour, camarade colonel.

— Bonjour, commandant Vinh. Ce petit salopard n’est même pas fichu d’apprendre à saluer convenablement. C’est peut-être trop lui demander que de respecter ses supérieurs ? Les rations pour les prisonniers ?

— Ils devront se satisfaire de ce qu’ils ont, répondit le petit bonhomme dans un russe maladroit à l’accent épouvantable.

— Commandant, il est crucial que vous me compreniez, dit Grichanov en s’approchant d’un pas pour toiser d’encore plus haut le Vietnamien. J’ai besoin des informations qu’ils détiennent. Je ne pourrai pas les obtenir s’ils sont malades.

— Tovaritch, nous avons déjà bien assez de problèmes pour nourrir notre peuple. Et vous nous demandez de gâcher de la bonne nourriture pour des assassins ? répondit tranquillement le militaire vietnamien, sur un ton qui exprimait à la fois le mépris de l’étranger tout en paraissant respectueux pour ses hommes, car ils n’auraient pas compris au juste de quoi il retournait. Après tout, ils croyaient que les Russes étaient des alliés sûrs.

— Votre peuple n’a pas ce dont a besoin mon pays, commandant. Et si mon pays obtient ce dont il a besoin, alors le vôtre aura des chances d’avoir un peu plus de ce qu’il lui faut.

— J’ai mes ordres. Si vous éprouvez des difficultés pour interroger les Américains, alors je suis prêt à vous aider. Chien arrogant. C’était un suffixe qu’il était inutile d’exprimer et Vinh savait enfoncer l’aiguille à un endroit sensible.

— Merci, commandant. Ce ne sera pas nécessaire. Et il salua à son tour, un salut encore plus désinvolte que celui adressé par ce désagréable nabot. Ce serait bien agréable de le voir crever, celui-là, songea le Russe, en se dirigeant vers le baraquement des prisonniers. Son premier « rendez-vous » de la journée était avec un pilote américain de l’aéronavale qui était quasiment sur le point de craquer.

 

*

 

Plutôt détendus, jugea Kelly, à quelques centaines de mètres de là. Ces deux lascars doivent plutôt bien s’entendre. Sa surveillance du camp était désormais moins assidue. Sa plus grande crainte était que les gardes envoient à l’extérieur des patrouilles de sécurité, comme l’aurait fait sans aucun doute une unité combattante en territoire ennemi. Mais ils n’étaient pas en terrain hostile, et ce n’était pas vraiment une unité combattante. Son nouveau message radio à l’Ogden confirma que tout demeurait dans les limites de risques acceptables.

 

*

 

Le sergent Peter Meyer fumait. Son père n’approuvait pas mais il tolérait la faiblesse de son fils tant qu’il s’y livrait à l’extérieur, comme c’était le cas maintenant, sur la terrasse derrière le presbytère, après le repas du dimanche soir.

— C’est Doris Brown, hein ? demanda Peter. À vingt-six ans, il était l’un des plus jeunes agents dans le service et comme la plupart des collègues de son âge, un ancien du Viêt-Nam. Il était à six heures de la fin de son stage de formation de nuit et envisageait de s’inscrire à l’Académie du FBI. L’annonce du retour de la fille errante circulait maintenant dans tout le quartier. Je me souviens d’elle. Elle avait déjà la réputation d’être un sacré numéro, dans le temps.

— Peter, tu sais que je ne peux rien dire. C’est le secret pastoral. Je conseillerai à cette personne de te parler en temps utile, mais…

— P’pa, moi, dans cette histoire, je me conforme à la loi, d’accord ? Tu dois bien le comprendre, il s’agit quand même de deux homicides. Deux morts, plus cette affaire de drogue. Il écrasa dans l’herbe le mégot de sa Salem. C’est un truc sacrément grave, p’pa.

— Et même pire que ça, confia son père, d’une voix encore plus calme. Ils ne se contentent pas de tuer les filles. Torture, sévices sexuels. C’est franchement horrible. La personne consulte d’ailleurs un médecin. Je sais bien que je dois faire quelque chose mais je ne peux pas…

— Ouais, je sais que tu peux pas. Bon, d’accord, je peux toujours appeler les gars de Baltimore et leur transmettre ce que tu m’as raconté. En fait, je devrais attendre jusqu’à ce qu’on puisse leur fournir quelque chose de vraiment consistant mais, enfin, comme tu dis, il faut bien qu’on fasse quelque chose. Je les appellerai dès demain matin.

— Est-ce que cela risque de la… de mettre en danger la personne ? demanda le révérend Meyer, vexé de son lapsus.

— Normalement, non, estima Peter. Si elle a réussi à se tirer – je veux dire, ils ne devraient pas savoir où elle se trouve, s’ils le savaient, ils auraient sans doute déjà réussi à l’avoir.

— Comment des gens peuvent-ils faire des choses pareilles ?

Peter alluma une autre cigarette. Son père était simplement un homme trop bon pour comprendre. Sans pour autant qu’il comprenne mieux lui-même.

— P’pa, je vois ça tous les jours, et j’ai du mal à le croire, moi aussi. Le plus important, c’est d’arrêter ces salauds.

— Oui, je suppose que tu as raison.

 

*

 

Le résident du KGB à Hanoi avait le grade de général de division, et sa tâche essentielle était d’espionner les alliés putatifs de son pays. Quels étaient leurs objectifs réels ? Leur prétendue brouille avec la Chine était-elle réelle ou simulée ? Coopéreraient-ils avec l’Union soviétique après la guerre et une éventuelle victoire ? Laisseraient-ils la marine soviétique utiliser une base après le départ des Américains ? Leur détermination politique était-elle vraiment aussi solide qu’ils le prétendaient ? Tel était l’ensemble des questions dont il pensait détenir les réponses, mais les ordres de Moscou et son propre scepticisme à l’égard de tout le monde le poussaient à continuer à les poser. Il employait des agents du PCVN, du ministère des Affaires étrangères et d’autres organismes, des Vietnamiens que leur empressement à fournir des renseignements à un allié risquait de conduire à la mort – même si, diplomatie oblige, celle-ci serait maquillée en « accident » ou en « suicide » car il n’était dans l’intérêt d’aucun des deux pays de reconnaître officiellement des fuites. La pratique de la langue de bois était encore plus importante en pays socialiste que chez les capitalistes, le général le savait, car les symboles sont bien plus faciles à produire que la réalité.

La dépêche chiffrée sur son bureau était d’autant plus intéressante qu’elle ne lui fournissait aucune indication directe sur la conduite à tenir. Comme c’était typique des bureaucrates moscovites ! Toujours prompts à se mêler d’affaires qu’il était capable de régler tout seul, ils ne savaient plus comment s’en dépêtrer maintenant – mais ils avaient peur de rester sans rien faire. Alors, ils lui refilaient le bébé.

Il était au courant de l’existence du camp, bien sûr. Bien que l’opération relevât du renseignement militaire, il avait des hommes au bureau de l’attaché militaire qui lui en rendaient compte également. Le KGB surveillait tout le monde ; après tout, c’était son boulot. Le colonel Grichanov employait des méthodes peu orthodoxes mais il obtenait de bons résultats, meilleurs en tout cas que ceux que les services du général tiraient de ces petits sauvages. Là-dessus, le colonel avait trouvé une idée des plus audacieuses. Au lieu de laisser les Vietnamiens tuer les prisonniers en temps opportun, les ramener dans la mère Russie. L’idée était certes brillante et le général du KGB se tâtait pour savoir s’il allait l’appuyer auprès de Moscou où la décision finale serait certainement transmise à l’échelon ministériel, voire même jusqu’au Politburo. Dans l’ensemble, il estimait que l’idée avait réellement du mérite… et cela emporta sa décision. Si amusant soit-il de voir les Américains sauver leurs hommes avec cette opération VERT BUIS (d’autant que cela montrerait peut-être aux Vietnamiens qu’ils feraient mieux de collaborer plus étroitement avec l’Union soviétique et qu’ils étaient réellement un État client), cela voulait dire aussi que les informations détenues par ces cerveaux américains seraient perdues pour sa patrie, or il fallait absolument qu’ils les aient.

Combien de temps pouvait-il laisser traîner l’affaire ? Les Américains étaient prompts à l’action, mais pas à ce point. La mission avait reçu le feu vert de la Maison Blanche au mieux la semaine précédente. Toutes les bureaucraties se ressemblaient, après tout. À Moscou, cela aurait pris une éternité. L’opération CHEVILLE OUVRIÈRE s’était éternisée – sinon elle aurait réussi. Seul le coup de veine d’un agent d’importance mineure au fin fond du sud des États-Unis leur avait permis de prévenir Hanoi, et encore, presque trop tard – mais cette fois, ils tenaient un réel avertissement.

La politique. Impossible de la séparer des opérations de renseignement. Avant, ils l’avaient quasiment accusé de retarder les choses – plus question de leur fournir encore cette excuse. Même les États clients avaient besoin d’être traités en camarades. Le général décrocha son téléphone pour réserver le déjeuner. Il inviterait son contact à l’ambassade, histoire d’être certain d’avoir quelque chose de décent à se mettre sous la dent.

Sans aucun remords
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